Angelo di Lampedusa
A Roberto Saviano, à son courage…
Enfant il aimait se perdre dans les tableaux
Des maîtres du quattrocento
Il était encore trop jeune pour en saisir les thèmes
Historiques
Bibliques
Ou mythologiques
Mais comme le cormoran dans l'eau
Il aimait plonger dans la surface féérique de ces tableaux.
Ce qu'il aimait par dessus tout
Ce n'était pas tant les personnages
Ces guerriers raffinés gracieusement cuirassés
– Aux mains non faites pour tuer
Mais pourtant fort ensanglantées –
Les portraits de ces ducs tyranniques murés dans leur palais
Posant fièrement avec le Christ, la Vierge et les Apôtres.
Ou ces femmes aux délicates tresses et aux astucieux chignons
Parée d'étoffes, de perles et de pierres précieuses.
Ou encore ces Saint-Georges terrassant le dragon
Ces pages en pourpoint et leurs molosses en laisse
Ces hommes d'armes montés sur de superbes destriers
Ces processions de mages
Ces ecclésiastiques intrigants …
Non ce n'est pas cela qu'il regardait
Ce qu'il aimait par-dessus tout
C'était surtout les paysages verdoyants en arrière-plan
Avec ces villages fortifiés à flanc de colline
Ou ces vestiges romains en ruines
Ou encore ces rochers étonnamment cubiques
D'où s'écoulait une eau claire et fraiche
Dans laquelle baignés les pieds des saints
– Bordé par les génuflexions d'Anges juvéniles
Aux boucles d'or vêtus de satin céruléen –
Ces arbres aux troncs dénudés longs et fins
Mais aux sommets touffus pareils à des plumeaux
Ces tapis herbés agrémentés de petites fleurs roses rouges et blanches
Sur lesquelles dansaient des Venus dévêtues et les dieux olympiens
Ces petits sentiers qui serpentaient
Entre les vignes, les orangers, les oliviers et les sapins
Et les tours des Palazzo que l'on distinguait à peine dans le lointain…
Son monde a lui n'était que sable
Pierre blanche
Et poussière
La petite île de Lampedusa n'étant pas la Toscane
La Lombardie
Ou la Romagne
A 17 ans
Pour ne pas avoir à devenir pêcheur
Il avait déjà senti posé sur sa tempe le canon froid d'un Beretta
Il avait gouté les lèvres fraiches d'une fille de Borgo Cala Creta
Mais pour lui l'amour s'était arrêté là
La violence avait rattrapé ses désirs de joie.
Des paquets de kleenex en poche
Il arrachait dès qu'il pouvait
Un peu de plaisir à son sexe dressé.
Il avait à cet âge le visage des condottieres
L'œil fou et les cheveux mêlés
Il troquait une vie ennuyeuse
Contre la violence des clans
L'ennuie contre le sang.
Angelo te souviens-tu aujourd'hui
Des Botticelli, des Mantegna, des Lippi
Des Fra Angelico, des Pollaiolo, des Bellini
T'en souviens-tu Angelo?
Tu te souviens sûrement
De cet hôtel pourri de Fiumicino
Non loin de l'aéroport Leonardo da Vinci
De cette douche aux murs sales
Du corps nu de ton frère Piero
De ce petit filet de sang
Qui coulait de la seringue
De l'aiguille au siphon
T'en souvient-tu oui ou non?
Aujourd'hui exilé dans ton propre pays
Le paysage que tu aperçois maintenant
A travers les barreaux d'une prison napolitaine
Est plus grand que le petit coin des tableaux que tu admirais tant
Mais au combien moins profond
Et plus profond
La peine…