L'Homme lézardé
Il ne sait pas vivre
Il doit lui manquer certains compromis
Quelques saines concordances
Une humaine harmonie
Certaines dispositions
Une ivre décontraction
Peut-être une attraction.
Lors d’une soirée
Tout lui semble dérisoire
Absurde et déplacé
Tout lui semble illusoire.
Il est ennuyé
Par les conversations
Qu’il estime décalées
Aberrantes hors-sujet
Ou sans importance
Ou empruntes d’ignorance.
Il ne sait plus vivre
Il lui faudrait un relâchement
Peut-être un détachement
Une sage relaxation
Un repos de l’esprit.
Quelques récréations
Une absence de dépit
Il faudrait qu’il s’oublie
Qu’il s’accorde un répit
Il faudrait qu’il oublie.
Au moins juste un instant
Au moins juste le temps
De refaire surface
Sortir la tête de l’eau
Et reprendre un peu d’air
Qu’un sourire ce dessine
Enfin sur son visage
Sur ce masque austère.
Il ne sait pas taire en lui
L’iniquité du monde
La violence des images
L’absurdité d’un monde.
Il ne sait pas taire en lui
La bêtise des médias
L’incurie des politiques
L’indécence médiatique.
Il semble se nourrir
De sang et de poussière
Toutes les larmes et les cris
Qui pénètrent la terre
Semble le recouvrir.
On dirait qu’il porte en lui
Toute la détresse humaine
Qu’un joug accablant repose sur ses épaules
Son âme est lézardée
Son corps prend l’affliction comme un navire prend l’eau.
Un excédent de gravité l’empêche d’être en société
Un excès d’intellectualité l’empêche d’exister
L’empêche d’en profiter.
Une carence en indifférence
Un manque de détachement
Une insuffisance d’insouciance.
Sur son visage
Colère et tristesse
Ont laissé leurs empreintes
Que l’ironie
Le rire et la vie
Ne parviennent à masquer.
Et la désinvolture
De ses premières années
Semble l’avoir quitté
Semble le visiter
De moins en plus rarement.
Et même avec l’alcool et les médicaments
Il garde ce sérieux
Grave et ennuyeux
Cette gravité pesante
Cette froideur écrasante.
Il pourrait s’inventer un rôle
Se constituer un personnage
Qui l’aiderait à donner la réplique
A donner le change
A jouer la comédie
La farce de la vie
A faire un peu comme si.
Mais il n’aime pas être sur scène
Il n’en a jamais accepté les règles
Ni même les conventions
Il n’aime ni la pièce
Qu’on voudrait lui faire jouer
Ni même la mise en scène.
Et le décor lui semble d’un goût bien trop douteux
Et les costumes sont strictes et bien trop uniformes
Et les lumières des spots lui brûlent un peu les yeux
Et la durée des actes trop long ou pas assez
Et les répliques ne sont pas celles qu’il voudrait.
Lui ce qu’il aime par dessus tout
C’est l’absence de jeu
Ce qu’il aime surtout
C’est la sincérité
Le réel du pas joué.
Il est l’homme lézardé
Il est l’homme accablé
Il est un christ sans foi
Ou un saint dépité
Il est l’homme aux aguets qui ne peut plus dormir
Il est l’homme aux arrêts d’une prison sans murs.
Il est l’homme lézardé
Son rire s’en est allé
Sa gaité l’a quittée
Il est un arbre mort
Une rivière asséchée
Un lieu abandonné.
Triste réalité
Drame de société
Pour quelqu’un qui est né
À l’âge du médiatique
Au moment ou la vie semble être simulée
À l’âge ou la rue n’est qu’un supermarché
Et souvent le foyer : juste un écran hurlant et toujours allumé.